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Le guetteur d'arc-en-ciel

Bonnes feuilles

OREMGHAD

 

 

…Dès la porte de l’établissement franchie, un maître d’hôtel se précipite vers l’arrivant qui, s’il entre pour la première fois, s’effarouche un peu en cherchant ses repères dans cet intérieur qui le désoriente dès l’abord. Un double alignement de larges piliers partage la salle en trois nefs qu’approfondissent et répètent, en trompe l’œil, des dizaines de miroirs accrochés sur toutes les parois, à hauteur d’homme debout.

Lorsque l’arrivant plonge son regard dans l’une de ces glaces, il a une sensation de vertige. Il se trouve dans la situation du nageur débutant qui, d’un coup, sent se dérober le fond sous ses pieds. Les images répétées à l’infini creusent d’insondables abîmes…

 

 

 

Le garçon vient d’apporter l’addition dans une soucoupe. Pour s’emparer de son portefeuille, Delpont entreprend une délicate plongée dans les poches de son blouson mouillé qu’avant de s’asseoir il a vaguement mis à sécher sur le dossier de sa chaise. Comme, il lui faut trop se contorsionner, il préfère se lever.

Le portefeuille en main, il va pour se rasseoir lorsque, dans l’une des miroirs du pilier le plus proche, une sorte de flamme attire son regard. Une femme vient de décrocher d’une patère un imperméable de couleur fuschia et l’a déployé devant elle dans un geste de toréador brandissant sa muleta. Le mouvement a capté l’œil de Delpont qui machinalement observe la femme.

Elle est placée de trois quarts, mais, en se tournant vers le miroir du mur, derrière lui, il la voit de face. Où se trouve-t-elle en réalité? Les miroirs s’amusent à ce point avec son image qu’on ne sait où regarder pour la voir vraiment…

 

 

 

 

…- Tu ne peux pas savoir comme ça peut être frustrant de disparaître derrière un autre...

Ils sont arrivés devant la brasserie et Yves, occupé à fermer son parapluie, ne trouve rien à répondre.

- Je veux absolument mener à son terme un roman à moi, ou un scénario, pour sortir de cette inexistence.

Ils ont poussé la porte de verre de l’entrée et cherchent des yeux une table vide. Yves en désigne une non loin du comptoir ou les pompes à bière accrochent le soleil des néons dans leurs cuivres enchâssés de porcelaine.

- Tu as une idée ?

Ainsi, il a tout de même écouté ce que lui disait Delpont !

- Plutôt un thème, reprend celui-ci. J’imagine un homme fasciné par une femme étrange et qui tombe amoureux d’elle. Il se demande pourtant s’il ne s’agit pas d’une extra terrestre.

Ils s’assoient en même temps.

- Une extra-terrestre ?

- Oui, quelqu’un qui vient d’ailleurs, qui n’appartient pas au réel...

Un garçon est déjà là pour prendre la commande. Delpont ne réfléchit pas. Comme toujours il prendra un demi. Il ne prête même pas attention à la liste des marques récitée par le serveur et, quand Yves fait connaître son choix, se contente de dire :

- La même chose...

Il est encore à son idée :

- Je ne sais pas ce qui se passera et quelle sera l’histoire mais je connais déjà le nom de cette femme. Il s’agit d’un nom de nulle part.

- Tu lui as déjà donné un nom ?

- Oui, un nom que j’ai voulu bizarre.

- On peut savoir ?

Delpont s’entend alors révéler :

- Oremghad. O.R.E.M.G.H.A.D. Je tiens beaucoup au H après le G...

 

 

 

…Les notes d’une valse lente, égrenées par une boîte à musique au ressort fatigué, pétillent et s’éteignent. La danseuse a cédé la place à un oiseau-mouche, ou plutôt à une libellule. C’est un matin d’été, tout le ciel a un goût de basilic.

Il a parfaitement conscience d’être en train de flotter, à fleur de réalité, mais son rêve est un flot berceur qui ne saurait l’écorcher. Il en savoure la béatitude avec gourmandise. Quand il ouvrira les yeux, la lumière le saisira et il se cognera à tout ce qui mesure son espace. Autant retarder le plus possible l’inéluctable.

Oremghad n’est pas loin. S’il tendait vraiment l’oreille, il l’entendrait chanter et peut-être est-ce son parfum qui mousse tout près de ses narines.

Maintenant, il sait parfaitement qui elle sera : l’absolu au féminin. Si Dieu existe, c’est elle. Qui s’aviserait de crier au blasphème parce qu’on aura osé penser que Dieu est femme ? Dieu la mère : est-ce que ce n’est pas aussi crédible que Dieu le père ?...

 

…D’ordinaire, il a toujours dans quelque poche un semblant de bloc-notes. Ce n’est pas le cas aujourd’hui : il a beau se fouiller, il ne trouve rien sinon cette enveloppe à en tête de Monde et Passion trouvée tout à l’heure dans sa boîte aux lettres. Après tout, son dos lui offrira assez d’espace pour bercer quelques phrases !

Depuis qu’il a son blouson de cuir, c’est à dire un temps dont il serait bien incapable de préciser la durée, deux ou trois stylos sont en permanence disponibles dans la  poche intérieure gauche. Il décroche le premier venu et commence à griffonner :

Il a fermé sa porte, il est sorti sans bruit.

Le héros est dans la pénombre d’un couloir d’immeuble. L’expression « en tapinois » vient d’abord à Delpont qui ne tarde pas à la repousser à cause de la nuance de sournoiserie qu’elle lui paraît receler. Il ne retient pas davantage « en catimini ».

Non, l’homme ne se cache pas. Il sort sans bruit parce qu’il ne veut pas déranger ceux qui dorment. Delpont le laisse lui prendre la main :

La nuit l’a accueilli.

Ce ne peut être une nuit noire, plutôt une « nuit gouvernée » comme celle de René Char. Une formulation vient d’un coup :

Il a marché sur la pointe des pieds, les yeux levés vers le ciel, en écoutant penser les étoiles.

C’est un instant de bonheur, celui de l’orpailleur qui découvre une pépite dans sa main. C’est tout à fait juste, les étoiles pensent. Comme son personnage, il suffit de lever les yeux  pour s’en rendre compte…

 

 

 

 

EN ALLANT VERS LA MER

 

 

…- La mer est de l’autre côté.

Elle me montre une barrière de crêtes où blanchit la lumière. Dans moins d’une heure, nous aurons devant nous l’infini. Il ne nous restera plus qu’à descendre vers les flots en tendant l’oreille pour saisir leur murmure.

- Je n’y suis pas retournée depuis le jour où j’ai quitté mon île, dit elle encore quelques pas plus loin.

Je la regarde à la dérobée. La demi-clarté assombrit le bronze de son visage. Elle paraît surgie de la nuit des temps et avoir contemplé durant des siècle et des siècles l’agitation des fourmilières. Je l’interroge à mon tour :

- Pourquoi êtes-vous partie de chez vous ?

- J’avais besoin de voir plus grand. D’en savoir plus.

- Et vous avez trouvé ?

- J’ai cru avoir toute l’humanité pour voisine, mais c’était surtout celle d’hier. En fait, on n’a jamais fini de chercher…

Elle dit exactement ce que je pense depuis ce jour déjà si lointain où j’ai quitté l’autoroute et tout ce qui existait avant. Pourtant, je n’ai fait que rencontrer des gens qui n’osaient pas partir ou se persuadaient d’avoir trouvé. Je le lui raconte :

- Au début de mon voyage, j’ai vécu plusieurs jours chez une femme qui avait toujours quelques chose à faire et qui recommençait chaque matin. Elle oubliait ainsi qu’elle n’était pas heureuse…

- Vous l’avez aimée ?

- On ne peut pas dire cela.

J’évoque aussi le chirurgien bâtisseur, le chanteur fou, le peintre et les deux buveurs, les trois nymphes et la secte. Puis j’en viens au chant des moines.

- Eux aussi cherchent toujours car le Dieu auquel ils croient n’a pas de limites…

Sa remarque a suspendu mon récit. Je me dis qu’elle doit sans cesse tisonner de questions son intelligence. À côté d’elle, je me sens gauche et lourd.

Nous marchons si près l’un de l’autre qu’il arrive à nos hanches de se toucher, mais nous ne nous écartons pas pour autant. Je repousse l’envie d’esquisser un geste de plus grande complicité car faire glisser ce moment vers la banalité me paraît un risque trop grand. Mieux vaut nous réfugier dans la conversation :

- Vous croyez en Dieu ?

Elle tourne son visage vers moi et ses yeux noirs cherchent les miens, puis sa voix venue du pays des épices esquisse la réponse :

- Qui peut ne pas se poser la question ? Pour être tranquilles, certains décident de ne plus s’interroger. Beaucoup répondent oui et autant d’autres non, mais c’est encore une façon d’être tranquille.

- Vous êtes tranquille, vous ?

- Je suis en train de marcher…

Quand elle sourit, ses dents éclatent de lumière. Je ne peux pas m’empêcher de lui dire :

- Vous êtes très belle !

Elle accentue son sourire pour murmurer :

- Merci.

Sa hanche rencontre la mienne. Nous poursuivons notre route complice tandis que le jour s’installe. Autour de nous, sur la terre comme au ciel, tout se révèle. Les traces de l’incendie sont restées en arrière. Surgis de l’ombre des chênes liège, des oliviers et des pins parasols se sont mis en route pour nous accompagner.

- C’est le matin. Tout est redevenu neuf, dit-elle…

 

 

 

 

 

 

 

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